FRANCOISE MALBY-ANTHONY LA B.B. DE L’AFRIQUE

Son mari l’appelait sa Brigitte Bardot.
À Thula Thula, où vivent désormais trois familles d’éléphants, soit 28 pachydermes, le 17 avril.

Cette Parisienne a fondé en Afrique du Sud un sanctuaire pour les éléphants et la faune sauvage. Nous l’avons rencontrée dans sa réserve de Thula Thula. Elle est l’héroïne d’une saga aux couleurs d’« Out of Africa ». Et sa vie est aussi romanesque que celle de Karen Blixen. Par amour pour un Sud-Africain, Françoise Malby a quitté la ville pour la savane et épousé la cause du monde animal. Depuis le décès de son mari en 2012, elle gère seule une réserve animalière de 4 500 hectares. Il lui fallut se battre pour conserver ses terres, mener la guerre contre les braconniers, survivre aux émeutes locales… Elle a même agrandi son domaine, en négociant avec les tribus zouloues, et créé un centre de réhabilitation pour les animaux orphelins ou blessés. Une vie d’aventure et de passion qu’elle raconte dans son livre « La sagesse des éléphants.

PHOTOS ILAN DEUTSCH
REPORTAGE ARNAUD BIZOT

Elle a accepté notre idée de se faire photographier devant des éléphants, même assise sur le capot du 4×4. Cette position très exposée, ses rangers l’interdisent formellement aux clients de Thula Thula Private Game Reserve, à 40 kilomètres d’Empangeni, dans la province du Kwazulu-Natal, dans l’est de l’Afrique du Sud. Dieu sait comment ces mastodontes pourraient réagir, par jeu ou par crainte. Elle se souvient du jour où Frankie, la matriarche, imprévisible, s’est ruée vers elle et son mari. Tout dépend de son humeur. Et pourtant, elle vante leur qualité : leur «

intelligence bien au-dessus de notre compréhension ». Leur altruisme : « En se promenant dans le bush, ils tracent des voies qui permettent à d’autres, impalas, zèbres, girafes, de passer et de se nourrir. Dans ces périodes de sécheresse, ils creusent très profond dans la terre

et trouvent de l’eau pour tous. » Elle ne se lasse pas de « l’élégance » de leur démarche : « Ils tricotent des pieds, comme les top-modèles ! » Son plus heureux souvenir : Tom, 10 ans aujourd’hui, deux tonnes, qui grandit quasiment dans sa maison et son jardin. En 2018, elle en tirera un livre, « Un éléphant dans ma cuisine ». Énorme succès. Son image la plus émouvante, celle-là inexplicable : en mars 2013, l’année qui suivit le décès de son mari, à 61 ans, d’une crise cardiaque, tout le troupeau est venu s’aligner devant la clôture de sa maison, le même jour, à la même heure. Pareil les deux années suivantes. « Cela m’a donné la force de rester, de continuer l’aventure sans lui. » Comment cette Parisienne, qui avait la frousse des gros chiens sur les trottoirs, se retrouve-t-elle aujourd’hui à gérer seule un safari de 4 500 hectares, cinquante employés de tribus zouloues locales, dont six rangers et neuf hommes armés de sa brigade antibraconniers ? Un quiproquo, à Londres, en 1987 – elle a 33 ans – l’amène à partager un taxi avec un colosse barbu au physique de pirate : Lawrence Anthony, célèbre protecteur de l’environnement, fondateur de The Earth Organization et auteur de best-sellers. Françoise Malby est alors à Londres pour le compte de la chambre de commerce et d’industrie de l’Aisne, service export, afin d’aider des PME locales à exporter. Elle vit à Saint-Quentin, « au milieu des champs de betteraves », passe le week-end dans son appartement à Montparnasse, au-dessus de La Coupole, et ses vacances à Montpellier, où elle est née. Elle hésite six mois, mais rejoint finalement ce personnage « charismatique, au langage éblouissant », fin 1987. Ses amis l’en dissuadent, sa famille s’affole : l’Afrique du Sud est en plein apartheid. « Mais j’avais envie de vivre autre chose. » Lawrence vit à Durban, le plus grand port industriel du pays, sur l’océan Indien. Il travaille dans l’immobilier, elle crée une ligne de vêtements et accessoires, tissus et cuir, qui cartonne. « La période d’adaptation a été un peu dure. Ces plages, restos, bus pour les Blancs, les autres pour les Noirs… Parfois je m’emmêlais : quel bus prendre ? »

En 1998, Lawrence trouve une réserve de 1 500  hectares en vente avec quatre huttes. C’est le coup de foudre. Un nom s’impose : Thula Thula, paix et tranquillité en zoulou. Lawrence veut s’agrandir. Il négocie avec cinq chefs zoulous, propriétaires de terres voisines. « Ça a duré des mois, on s’est fait balader, c’était un calvaire ! » se rappelle Françoise. Des débuts chaotiques, donc, mais, en 1999 arrivent huit éléphants importés d’une autre réserve. Afin qu’ils s’habituent à leur nouvel environnement, Lawrence les installe dans un enclos électrifié d’un hectare mais posé du mauvais côté. « La matriarche a pigé, elle a abattu un arbre, trouvé un passage et bye-bye le troupeau ! J’en ris, mais c’était un drame, se souvient Françoise, et il a fallu une semaine pour les retrouver. J’étais la blonde qui arrêtait les voitures en demandant : “Vous avez vu des éléphants ?” » En 2000, Thula Thula compte sept lodges. « Il aurait fallu les louer hors de prix pour qu’ils soient rentables. Six ans après, on a construit les tentes, grâce à quoi on a refait surface. » Françoise prend la gestion en main. Lawrence s’avère un peu poète pour les questions de comptabilité… En 2003, en pleine guerre d’Irak, il s’envole pour Bagdad sauver les animaux du plus grand zoo du Moyen-Orient. « Il devait partir deux semaines, il est resté six mois ! »

À la mort de son mari, Françoise doit se battre seule contre les vautours… humains qui lorgnent sur ses terres.

En son absence, pour se rendre à la banque locale, elle doit emporter un pistolet dans son sac. Mariage en 2004, suivi, cinq ans plus tard, de l’arrivée de deux premiers rhinocéros, Thabo et Ntombi, 2 mois. Eux aussi grandiront parmi les humains, dormant au pied des lits. Les années passent, la réserve compte désormais 3 000 hectares, les clients affluent, les animaux naissent, grandissent et meurent. Chacals, hyènes et vautours à dos blanc jouent leur rôle essentiel de nettoyeurs. Puis c’est le deuil. En 2012, Françoise disperse les cendres de Lawrence sur le vaste étang qu’il a construit, baptisé Mkhulu, « grand-père » en zoulou, son surnom. Elle confie sa tristesse à ses sept chiens. Ils seront ses confidents dans ses moments de découragement. « Je me suis découvert des ressources insoupçonnées ! » Elle se bat d’abord contre les vautours qui lorgnent ses terres, et pensant ne faire qu’une bouchée de cette femme seule, étrangère. Raté, elle s’agrandit ! Il faut aussi affronter les autorités locales et leurs règles administratives. Pour elles, vingt-huit éléphants, c’est huit de trop. Les fonctionnaires comptent en hectares, sans considérer les nombreux dénivelés du terrain. Négociations interminables qui aboutiront à un protocole de contraception. Arrive le Covid. À sa manière, Françoise doit pratiquer la politique du quoi qu’il en coûte : alors que les touristes sont bouclés chez eux, « ici, on est une famille ! » explique- t-elle avec pudeur.

« On a beaucoup bossé pendant le Covid. » Remise en état des 45 kilomètres de clôtures, recherche de collets – « ces tueurs silencieux » posés par les braconniers –, arrachage de la végétation, réfection des lodges et des tentes, entretien des pistes. « Alcool et cigarettes étaient interdits, mais le bar avait, disons, des réserves que mon équipe échangeait contre des cigarettes ! » Elle crée à cette époque un centre de réhabilitation pour les animaux blessés par l’homme ou par des pièges – « lorsqu’une blessure est provoquée par un autre animal, on laisse faire la nature ». Des bénévoles passionnés venus du monde entier y travaillent. Mais cinq braconniers se pointeront un beau jour, armés, enfermant le personnel présent. Sans doute espéraient-ils trouver des rhinocéros. 80 000 euros le kilo de corne… Plus cher que l’or. « On est obligés de les décorner tous les quatorze mois », déplore Françoise. Christiian, 63 ans, responsable depuis 2017 de la protection des animaux de Thula Thula, a installé dans le bush quinze caméras censées repérer les braconniers, mais elles filment aussi, de nuit surtout, les trois ou quatre léopards solitaires et autres lynx, bien plus sauvages. Cet ancien pilote de ligne de la South African Airways et d’Emirates est aussi chargé de la régulation des animaux. Un travail d’équilibriste, avec cinq adjoints, pour que les 1 600 impalas, 400 zèbres et 70 girafes aient leur espace et suffisamment à manger. « Parfois, il faut les donner à d’autres réserves, parfois en réintégrer, tout en considérant cette donnée : les chacals tuent près de 10 % de cette population. » En 2021, Empangeni était à feu et à sang. Des hordes déchaînées manifestaient après l’incarcération de l’ex-président Jacob Zuma, un enfant du pays. Les émeutes ont fait plus de trois cents morts. Le bruit court que Thula Thula va être investi et brûlé. Françoise organise la résistance, mais, avec son personnel, elle a tremblé de longues heures. Finalement, « la BB de l’Afrique », comme l’appelait Lawrence, sera épargnée. Et le 25 mai prochain, les animaux seront à la fête : 1 030 hectares supplémentaires, après les 450 acquis en 2021. Françoise vient de signer un partenariat avec deux chefs zoulous (l’un est député) pour les terres d’une ancienne compagnie sucrière. « Terminée la contraception des éléphants, on pourra même en avoir davantage », se réjouit-elle. Ils passent d’ailleurs pas mal de temps aux frontières de ce nouveau territoire, plus savane que bush. 5 500 hectares, ce serait assez pour intégrer des lions. Thula Thula pourrait s’enorgueillir d’avoir les « Big 5 ». Pour l’instant, tout le monde semble contre. « Cela changerait la philosophie de l’endroit, explique Christiian. Il faudrait escorter les clients dans leurs chambres, être armés, tout ça pour des animaux qui dorment vingt heures par jour et peuvent disparaître trois à quatre jours d’affilée. » Des lions dans une réserve dirigée par… une lionne, ça aurait pourtant de l’allure.

“La sagesse des éléphants”, Françoise Malby-Anthony, éd. Albin Michel, 336 pages, 21,90 euros.